Galahad Delmas, Jacques Lévy Véhel
Case Law Analytics


Le recours aux modes alternatifs de règlement des litiges et la numérisation de la pratique juridique sont deux sujets portés sur le devant de la scène depuis de nombreuses années et dont la promotion connaît une relative accélération depuis le début des années 2010. Au cœur de ces deux dynamiques, un objectif : la maîtrise de l’aléa judiciaire. Identifié (1) et désormais étudié (2), l’aléa judiciaire peut être résumé par le constat suivant : une même juridiction à qui l’on présenterait deux fois un même dossier pourrait, pour différentes raisons, ne pas rendre deux fois la même décision.

C’est en cherchant à maîtriser cet aléa judiciaire que les parties peuvent être tentées de se tourner vers les modes alternatifs de règlement des litiges. En participant à la construction d’une solution négociée, les parties préservent leur litige de la part d’aléa inhérente à la fonction de juger auquel il serait soumis en cas de judiciarisation, laquelle ne leur garantit aucunement le succès.

Le recours au numérique intervient ensuite selon deux manières. D’abord, la technologie est mise au service de la procédure et permet une dématérialisation totale ou partielle du processus de règlement du litige. Cela a donc pour effet de faciliter l’accès à ces outils procéduraux en en réduisant les coûts et les délais.

Ensuite, le recours au numérique intervient dans le règlement même du litige, grâce à la modélisation du raisonnement juridique permettant la quantification de l’aléa judiciaire.

La modélisation du raisonnement juridique suivi par la juridiction lorsqu’elle statue sur un dossier donné prendra la forme d’un modèle mathématique, tels que ceux utilisés en médecine pour comprendre l’évolution d’une épidémie ou en finance pour analyser et anticiper l’évolution du cours de la Bourse. Il s’agira dans les faits d’identifier les différents paramètres qui influent sur le résultat ou les différents éléments du dossier sur lequel s’appuie la juridiction pour statuer, afin d’obtenir un outil permettant une reproduction la plus fidèle possible du processus de décision judiciaire dans un domaine donné.

Dès lors que le modèle reproduit fidèlement la pratique, il offre la possibilité d’identifier et d’analyser différents comportements empruntés par les juridictions, pour en étudier les causes et les effets. Ainsi, différents effets ont pu être identifiés tels que :

  • des effets de seuils : le montant de la rémunération d’une clause de non-concurrence, élément déterminant de sa validité, doit être raisonnable et ne doit donc pas être dérisoire (3). Cependant, l’appréciation de son caractère dérisoire ou raisonnable bien que subjective est sujette à un seuil. En effet, en augmentant graduellement le pourcentage de rémunération de la clause, un seuil apparaît dès lors que la clause est suffisamment rémunérée à hauteur de X% alors qu’une rémunération à X-1% aurait été jugée dérisoire. La clause sera donc toujours valable quel que soit son pourcentage de rémunération, tant que celui-ci reste supérieur à X% ;
  • des effets “sourire” : en matière de liquidation de préjudice corporel, une fois l’expertise passée, les parties vont être amenées à demander au juge de fixer les différentes indemnisations. L’assureur formulera alors une proposition et la victime une demande. Un effet sourire apparaît lors de l’étude du montant attribué en fonction du montant proposé. Cet effet se matérialise par une condamnation plus forte de l’assureur lorsqu’il formule une proposition nulle ou dérisoire, puis la condamnation diminue à proportion de l’augmentation de la proposition jusqu’à atteindre un point d’équilibre, puis augmente alors que la proposition augmente également. La courbe représentant cette évolution prenant la forme d’un “U”, ou d’un sourire, la base du “U” représentant le point d’équilibre ou le point optimal.

L’utilisation d’outils de quantification de l’aléa judiciaire permet également d’encourager les parties à avoir recours aux modes alternatifs de règlement des litiges puisqu’elles seront en mesure de savoir quelles seraient les issues probables de la judiciarisation du litige et de s’accorder en conséquences.

La démarche de quantification de l’aléa et la construction de modèles mathématiques pourraient également être transposées à la pratique des modes alternatifs de règlement des litiges, en modélisant non plus le processus de décision judiciaire, mais celui de découverte d’un accord. Le tiers facilitateur, qu’il soit médiateur ou conciliateur, pourra donc faire évoluer sa stratégie d’accompagnement en temps réel et l’adapter à chaque étape pour favoriser la découverte d’un accord.

Les éléments exposés dans ce bref article sont développés plus avant dans le chapitre “Intelligence artificielle et plateformes de règlement des litiges” de l’ouvrage “Les plateformes de règlement extrajudiciaire des différends” aux éditions Mare & Martin.

(1) Danziger Shai, Levav Jonathan, Avnaim-Pesso Liora, « « Qu'a mangé le juge à son petit-déjeuner ? » De l'impact des conditions de travail sur la décision de justice », Les Cahiers de la Justice, 2015/4 (N° 4), pp. 579-587.

(2) Voir par exemple la revue Jurimétrie dirigée par Christophe Quézel-Ambrunaz et Vincent Rivollier et éditée par les Presses de l’Université Savoie Mont Blanc.

(3) Cass. soc. 15 novembre 2006, n°04-46.271.