Anaïs Gayte - Papon de Lameigné, Pierrick Legrand, Jacques Lévy Véhel.

Introduction

Les pratiques judiciaires relatives à un contentieux permettent de révéler les difficultés auxquelles sont confrontés les magistrats[1]. Concernant la réparation d’un dommage corporel, ces difficultés sont nombreuses puisque les magistrats doivent composer avec le sacro-saint principe de la réparation intégrale d’une part, et l’absence de consensus sur la méthodologie d’autre part. Les statistiques permettent de mettre en évidence ces hésitations et plus particulièrement une certaine hétérogénéité des indemnisations d’un préjudice corporel.

De toute évidence, la nature de ce contentieux, à savoir le dommage fait au corps, revêt une dimension particulièrement humaine et délicate. La difficulté majeure étant l’indemnisation des préjudices extra-patrimoniaux. La nécessité d’une équité des victimes devant la réparation d’un préjudice corporel est impérieuse (I). Les pratiques judiciaires révèlent des différences dans l’indemnisation qui semblent être corrélées entre autres à la cour d’appel statuant sur la demande de réparation du dommage corporel[2]. La modélisation mathématique du processus de décision permettrait de dépasser un référentiel condamné à demeurer obsolète puisqu’il se réfère à des statistiques qui ne sont qu’une photographie figée de la jurisprudence passée (II).

I. L’indemnisation du préjudice corporel, un contentieux à forts enjeux humains et financiers

Le droit de la réparation d’un dommage corporel a pour objet l’indemnisation intégrale des préjudices subis par une victime au titre des atteintes faites au corps. Cette matière a une exigence particulière puisqu’elle traite d’un humain blessé et de sa possible résilience. La juste indemnisation des préjudices subis permet de garantir la satisfaction de la victime, et par ricochet le pacte social. La manière dont une société choisit de réparer le dommage subi est révélatrice de la place de l’homme dans cette société.

Actuellement, l’évaluation des préjudices subis est confiée au juge lorsqu’il s’agit d’une demande en indemnisation par la voie contentieuse et aux assureurs dits régleurs lorsqu’il s’agit de la voie transactionnelle. Les outils utilisés et nécessaires à l’évaluation sont propres aux magistrats d’une part et aux assureurs d’autre part, sans qu’il n’existe une réelle mise en commun ou une constance de ces outils. Il s’agit d’outils non contraignants puisque ni la loi ni le règlement n’imposent leur utilisation. Là où un magistrat saisi d’un dossier en indemnisation d’un préjudice corporel utilise un référentiel, un second pourra, par exemple, lui en préférer un autre toujours en prenant soin de respecter le principe de l’individualisation de la réparation. Depuis quelques années maintenant, une portion importante des magistrats s’en remet au référentiel mis en place par le juge MORNET, président de chambre à la cour d’appel de Douai[3]. Quant aux assureurs, ils ont pu développer et construire leurs propres méthodes de calcul. La diversité de ces référentiels nuit à l’égalité des victimes devant la réparation d’un dommage corporel et rend leurs indemnisations possiblement iniques.

Il n’existe pas aujourd’hui de base de données exhaustive répertoriant les montants attribués ni même de statistiques suffisantes sur ces indemnisations, alors qu’il s’agissait là pourtant d’une recommandation du rapport LAMBERT-FAIVRE[4]de 2003 qui avait initié la tentative du RINSE. Le RINSE, pour Référentiel Indicatif National Statistique et Évolutif, devait fonctionner comme un référentiel et comme une base de données. Il avait pour objectif d’harmoniser les méthodes d’indemnisation en proposant une base de données nationale qui recensait toutes les décisions rendues par les cours d’appel en matière de réparation du dommage corporel ainsi que les transactions des assurances et des fonds spécialisés « afin que professionnels et victimes disposent de références précises des niveaux d’indemnisation pour un même poste de préjudice »[5]. En pratique, il avait été prévu que « ce référentiel indicatif serait basé sur les statistiques nationales d'indemnisation des assureurs (AGIRA) et des cours d'appel, et fournirait des statistiques à la fois en fourchettes et en moyennes ». En outre, « cet instrument d'évaluation et de normalisation des préjudices personnels [devait être] confié à l'étude technique conjointe du ministère de la Justice, du ministère des Finances et des assureurs »[6]. Mais le RINSE « n’a jamais vu le jour »selon l’expression du juge MORNET[7]. La pratique s’est révélée être plus compliquée qu’il n’y paraissait, le numérique n’étant pas encore devenu ce qu’il est aujourd’hui.

Récemment, le projet de réforme de la responsabilité civile a laissé entrevoir ce qui pourraient être les prémices d’un outil commun en précisant dans son article 1271 : « Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. Une base de données rassemble, sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation.[8]». En outre, ce projet de nouvelle base de données répond à un contexte particulier, celui de la loi du 7 octobre 2016 relative à la République numérique et le règlement sur la protection des données[9]d’une part, celui de l’avènement depuis deux années environ de l’intelligence artificielle et de son application progressive au droit[10] d’autre part.

Ainsi, les articles 20 et 21 de cette loi du 7 octobre 2016 prévoient de mettre à disposition du public, sous couvert d’anonymisation, les jugements rendus par les décisions judiciaires et les décisions administratives. Ces dispositions sont à opposer aux difficultés rencontrées par les professionnels du droit pour obtenir les décisions rendues par les tribunaux. Par deux arrêts, un de la cour d’appel de Paris du 18 décembre 2018[11]et un de la cour d’appel de Douai du 21 janvier 2019[12], les juges désavouent les services judiciaires du greffe qui se voient enjoints de communiquer les décisions judiciaires publiques aux requérants, sous réserve de les « anonymiser ». Ces décisions ont été, sans grande surprise, rendues au visa des articles L.111-13 du code l’organisation judiciaire[13] et 1440 du code de procédure civile[14]. En effet, le premier de ces textes disposait dans la version en vigueur au jour des décisions précitées que, « sans préjudice des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Cette mise à disposition du public est précédée d’une analyse du risque de réidentification des personnes »[15]. De même, le second impose aux greffiers et dépositaires de registres ou répertoires publics d’en délivrer copie ou extrait à tous requérants, à charge de leurs droits. La loi du 7 octobre 2016 doit trouver à s’appliquer mais ce n’est pas sans difficultés. La Garde des Sceaux, Nicole BELLOUBET, a confié au Professeur Loïc CADIET la mission de proposer les conditions d’application de cette loi. Le rapport CADIET[16]a été rendu le 9 janvier 2018 assorti de ses vingt recommandations. Le rapport préconise notamment le pilotage de l’open data par les juridictions suprêmes. On estime à plusieurs millions par an le nombre de décisions de justice rendues publiques[17]. En matière de réparation d’un préjudice corporel, le recours aux décisions rendues publiques permettrait donc enfin de pouvoir disposer de toutes les statistiques nécessaires à la cohérence des indemnisations. Les statistiques rendent compte des pratiques des magistrats en ce qui concerne l’indemnisation d’un dommage corporel dont on sait que l’évaluation est parfois difficile, particulièrement en ce qui concerne les préjudices dits extra-patrimoniaux. De quelle manière un juge ou un assureur régleur peuvent-ils évaluer le prix de la douleur sans référentiel, sans autre indication qu’un rapport d’expertise, quel montant choisir ? Le magistrat, saisi d’un contentieux en indemnisation d’un préjudice corporel a la lourde tâche d’évaluer le montant correspondant à la juste réparation du dommage subi. Il dispose, pour remplir sa mission, d’outils protéiformes tels que plusieurs référentiels mais il n’a que peu d’indications quant aux pratiques des autres tribunaux, ce qui ne permet pas un traitement équitable des victimes.

Il est tentant de croire qu’un référentiel établi à partir des statistiques des pratiques judiciaires ou transactionnelles permettrait une plus juste indemnisation qui profiterait à l’égalité des victimes devant l’indemnisation. La mise en place d’un tel référentiel constituerait une aide à la décision tant du magistrat que des assureurs régleurs et permettrait en amont de guider les conseils des victimes sur les pratiques des juridictions.

Comme le confirment les multiples et vaines tentatives brièvement rappelées ci-dessus, cette approche est cependant parsemée de nombreuses difficultés. Citons en quatre.

(i) Construire un référentiel nécessite de décider de façon centralisée et en se fondant sur des considérations théoriques de retenir la pratique d’une cour plutôt que d’une autre, ou encore de « moyenner » les pratiques de plusieurs cours. A supposer que l’on puisse exposer sans biais les pratiques des différentes cours, comment construire un référentiel unique à partir de réalités disparates ? Quelles tendances suivre pour chaque type de situation et chaque poste de préjudice ?

(ii) D’un point de vue pratique, comment assurer que les statistiques seront représentatives à un niveau suffisamment fin de caractérisation d’un dossier étant donné le nombre finalement réduit de décisions disponibles pour la plupart des cours ? Quand on se donne une douzaine de critères fondamentaux comme les âges de la victime au moment de l’accident et de sa consolidation, le type de préjudice, la cotation éventuelle de l’expert (par exemple pour les Souffrances Endurées), le type de séquelle, etc., on ne trouve jamais un nombre suffisant de dossier pour calculer des statistiques robustes, surtout si l’on tient compte de l’évolution des pratiques qui interdit de considérer des décisions trop anciennes.

(iii) Plus fondamentalement, en droit comme dans tous les autres domaines, se restreindre à des statistiques empêche de comprendre pourquoi et comment on aboutit à tel ou tel résultat. Les statistiques donnent une simple photographie du passé sans aucun pouvoir explicatif. Ainsi, le référentiel obtenu orientera les décisions futures sans qu’à aucun moment on ne se soit interrogé de façon fine sur la validité des pratiques sur lequel s’est appuyé sa construction.

(iv) Enfin, le principe même d’un référentiel implique de figer les pratiques au risque de rigidifier le système. Comme en (iii), plutôt que de donner des montants ou des fourchettes a priori, il est plus sain de tenter d’expliquer pourquoi telle décision a été prise par telle cour : ainsi, devant un nouveau cas, le magistrat pourra en connaissance de cause décider de suivre ou pas les pratiques antérieures.

Nous expliquons dans la suite de cet article comment une modélisation fondée sur l’intelligence artificielle permet de remplacer avantageusement un référentiel en minimisant fortement tous les inconvénients que nous venons de décrire. La modélisation agit comme un « référentiel souple » qui permet de s’adapter à chaque cas d’espèce sans nécessiter des données en grand nombre comme c’est le cas quand on veut dégager des tendances statistiques. Elle expose la diversité des pratiques en expliquant les raisons pour lesquelles tel ou tel montant a été retenu, informant ainsi les magistrats sans les contraindre. Elle constitue ainsi un véritable outil d’aide à la décision dont on peut penser qu’il permettra d’harmoniser les montants d’indemnisation de façon plus fluide, plus acceptée et plus précise dans le respect du principe d’individualisation. Enfin, à chaque instant, les décisions des magistrats qui souhaitent s’inscrire dans le modèle, tout comme celles de ceux qui ne le suivront pas, nourrissent à leur tour l’intelligence artificielle, permettant ainsi une évolution constante du système, garant à la fois de la cohérence des pratiques et de leur diversité.

Concrètement, la quantification du risque judiciaire en matière de préjudice corporel consiste en une évaluation du montant de l’indemnisation par postes de préjudice. Dans ce domaine, la modélisation se doit d’être assez fine, en s’appuyant sur un nombre important de critères. Les moteurs d’intelligence artificielle permettent alors, au regard des informations saisies, de proposer un panel de cent « arrêts virtuels » (pas nécessairement tous différents). Ceux-ci correspondent, de façon prouvée, aux décisions qui seraient prises par une cour donnée si un dossier, qui auraient les mêmes caractéristiques que ceux fournis à la machine, lui étaient présenté cent fois. On peut ainsi accéder aux divers montants décidés par les magistrats avec leur taux de probabilité. Cette approche présente deux intérêts : tout d’abord, comme le souligne le Professeur VIGNEAU: « En permettant aux juges de comparer leur pratique juridictionnelle par rapport à une moyenne statistique, de connaitre les tendances jurisprudentielles de leurs collègues, la ” justice prédictive” favorisera la mise en cohérence de l'activité juridictionnelle des différentes juridictions du fond et l'harmonisation des jurisprudences, et ainsi contribuera à améliorer la prévisibilité de la justice et la sécurité juridique »[18],[19]. Ensuite, en matière de résolution des conflits par la voie dit transactionnelle, cette quantification du risque juridique autorise l’assureur à provisionner son risque en remontant les indemnisations proposées à la victime.  Cette utilisation vient donc au soutien d’un désengorgement des tribunaux en permettant aux victimes d’un dommage corporel d’accéder à des indemnisations plus importantes par voie transactionnelle, qui est bien plus rapide que la voie contentieuse. L’assureur régleur utilise les moteurs d’intelligence artificielle afin de provisionner son risque de voir un dossier passer en voie contentieuse dont il sait qu’elle devrait être plus coûteuse. L’effet immédiat devrait être une augmentation des indemnisations proposées par l’assureur régleur afin d’affiner et de limiter le risque d’une issue judiciaire dont on sait qu’elle est plus favorable aux victimes. Les moteurs d’intelligence artificielle peuvent de toute évidence jouer un rôle dans l’équité de la justice, à condition de se rappeler constamment que la modélisation mathématique constitue pour le magistrat une simple aide à la décision et jamais la prise de décision en elle-même.

II. La modélisation au service de l’équité des victimes devant l’indemnisation d’un dommage corporel

Dans un premier temps, il convient de comprendre la modélisation du processus d’indemnisation d’un dommage corporel, ce qui induit de mettre en place une démarche mathématique. L’objectif de cette modélisation est de fournir une distribution des probabilités des différentes décisions, et donc une information plus précise et plus intéressante que les statistiques (A). Dans un second temps, l’étude d’un cas concret grâce à la modélisation permet de comprendre les estimations des indemnisations proposées dans différentes espèces (B). Enfin la modélisation a d’ores et déjà permis de mettre en exergue et de quantifier certains comportements connus de façon intuitive (C).

A- L'amélioration du référentiel par le modèle mathématique au service du principe de l'individualisation de l’indemnisation des victimes d’un dommage corporel

Comme expliqué précédemment, le projet de réforme de la responsabilité civile prévoit de mettre en place un référentiel d’indemnisation indicatif qui devrait être réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les différentes juridictions. Il convient de comprendre en quoi un modèle mathématique permettrait de pallier les lacunes d’un tel dispositif.

- explication du modèle mathématique

La méthodologie appliquée pour quantifier l’aléa judiciaire est identique à celle employée dans d’autres domaines dans lesquels une forme d’aléa est présente. Elle ne repose pas sur de simples statistiques, dont nous avons vu qu’elles ne peuvent jamais être suffisamment fines, mais se fonde sur une modélisation mathématique. On peut décomposer la démarche en trois étapes :

- la première phase consiste à dresser une liste des principaux critères, notamment textuels et jurisprudentiels, sur lesquels s’appuie le magistrat pour prendre sa décision. Les jugements comportent nombre de ces déterminants, mais pas tous. La plupart sont évidents puisqu’ils reposent sur l’application de la norme, mais certains sont plus factuels. L’un des intérêts de l’approche décrite ici est d’ailleurs de rendre explicites ces déterminants. Pour ce faire, on peut entre-autres s’appuyer sur le rapport cité dans la note 1. Une centaine de critères sont ainsi définis.

- dans la seconde étape, nous analysons environ 6 000 arrêts d’appel entre 2012 et 2018 à la lumière des critères précédemment définis ;

- l’intelligence artificielle, et plus précisément les méthodes récentes d’apprentissage automatique, entre en scène dans la troisième phase : elle permet de reproduire le plus fidèlement possible les décisions prises par les magistrats en combinant les critères choisis à la première étape. Il faut noter que l’on n’enseigne nullement à la machine les règles de droit sur lesquelles est censée se fonder la décision : ceci impliquerait en effet de laisser un algorithme dire le droit, et ouvrirait la voie à un monde dans lequel on accepterait d’être jugés par des intelligences artificielles. Ce serait nier une fonction fondamentale de l’acte de juger, qui est de produire du symbolique et de réguler les rapports dans la société. Au contraire, suivant le principe du réalisme juridique, on se contente de lui apprendre à produire des décisions indistinguables de celles qui sont prises, via des raisonnements juridiques, par des humains.

Pour tenir compte de divers aléas, il est nécessaire de reproduire non pas une seule réponse, mais un éventail de « jugements » possibles. Il est en effet essentiel de comprendre que, pour un jeu de critères donnés, il n’y a pas une seule décision qui serait la « bonne » solution. Tout d’abord parce que l’on ne peut prétendre caractériser totalement un dossier avec une centaine d’éléments. Il existe toujours des spécificités qui échappent à toute catégorisation. Ensuite, parce que la décision rendue est le fruit du travail des avocats et de l’interprétation du juge à un instant donné, et parce que le délibéré est le fruit d’une concertation entre plusieurs magistrats, il est normal et souhaitable que les issues puissent différer si le même dossier est présenté plusieurs fois. C’est pourquoi la tâche assignée à l’intelligence artificielle est de présenter l’ensemble des décisions qui pourraient être prise sur un dossier. Comme nous le verrons ci-dessous, cette approche a plusieurs vertus.

- explication de l’intérêt de l’utilisation de la modélisation

La modélisation a pour principal avantage de ne pas figer les indemnisations et de proposer aux professionnels de la réparation de l’indemnisation d’un préjudice corporel non pas une photographie de la jurisprudence figée dans le temps et rapidement obsolète, mais au contraire une appréciation en temps réel de la jurisprudence. En outre, elle permet de proposer une distribution complète des montants indemnisant tel ou tel poste de préjudice. Cette distribution est évolutive, et le principe de l’individualisation de la réparation d’un dommage corporel sera ainsi parfaitement compatible avec cette nouvelle technique.

Enfin, en modélisant le processus de décision, les moteurs d’intelligence artificielle sont capables d’expliquer dans une certaine mesure pourquoi tel ou tel montant est accordé. Le magistrat à qui cet outil est présenté peut s’accorder ou pas avec ces explications, et décider en connaissance de cause s’il choisit de suivre les indemnisations proposées par la machine.

Le référentiel construit sur une approche statistique, quant à lui, ne s'actualiserait que bien plus laborieusement dans la mesure où il faudrait procéder de manière triennale à une étude statistique et une extraction du référentiel une fois ce travail effectué. Dès lors, les victimes indemnisées selon ce référentiel en fin de période triennales ne bénéficieraient pas de l’évolution des deux dernières années, et il en découlerait encore une fois une inégalité des victimes devant la réparation de leur dommage corporel.

D’autre part, aucune base de jurisprudence, aussi grande soit-elle, ne permettra de disposer de suffisamment d’arrêts qui auraient cent caractéristiques identiques. A fortiori, à l’heure actuelle, avec le nombre relativement faible de données disponibles, aucune statistique ne peut parvenir au niveau de finesse souhaitable pour réellement aider le magistrat à proposer une indemnisation respectant le principe d’individualisation, d’autant plus que les indications fournies ne sont assorties d’aucune explication.

Les nouvelles technologies ont un impact sur les pratiques juridiques et la modélisation rend toute idée de référentiel obsolète et compliquée. Elle pourrait être la technique la plus appropriée à la problématique de la nécessité de rendre équitable l'indemnisation des préjudices extra-patrimoniaux des victimes.

Il faut ici rappeler que les postes de préjudices extra-patrimoniaux sont de ceux pour lesquels l’évaluation est compliquée et l’indemnisation impossible. La douleur n’a pas de prix, pas plus que l’incapacité d’enfanter ou l’impossibilité de pouvoir un jour rejouer du piano. Pourtant il convient au nom du principe de la réparation intégrale d’indemniser les conséquences d’un acte dommageable dès lors qu’une responsabilité peut être engagée. Jamais il n’a été question ni de plafonner les indemnisations, ni même de les guider, tout simplement a-t-il été envisagé de refléter l’étendue des pratiques pour que les magistrats puissent s’en inspirer. Ainsi la modélisation permet de montrer le champ des possibles indemnisations pour une espèce selon un ensemble de critères communs.

B- Evaluation de la modélisation sur un cas concret:

L’espèce soumise à l’outil de modélisation est la suivante : la victime est un homme de cinquante-neuf ans, blessé dans un accident de la circulation à l’âge de quarante-six ans ; il a pour séquelles de nombreuses blessures orthopédiques et une importante dépression ; le taux de déficit permanent (DFP) établi en expertise judiciaire médicale est de quarante-cinq  pour cents ; il exerçait avant son accident le métier d'artisan plombier ; il est désormais en incapacité partielle manuelle et ne peut plus exercer son activité; enfin, ses blessures ont été consolidées à l’âge de 48 ans. Son cas a été examiné en première instance à Paris, et revient devant la cour d’appel de la même ville.

Deux postes de préjudice en particulier ont été soumis au modèle : ceux du déficit fonctionnel permanent et du taux horaire d’assistance tierce personne.

Concernant tout d’abord le poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent, la machine présente, selon la tâche qui lui a été assignée, toutes les décisions qui pourraient être prises dans les dossiers ayant les critères explicités ci-dessus. On constate ainsi que, sur un tel dossier, 20 % des magistrats choisiront d’attribuer une indemnisation de 3100 euros à la victime, 11% donneraient 2700 euros, 2 % 2200 euros… Le modèle indique entre autres qu’il y a 60 % de probabilité que le montant ne dépasse pas 3000 euros.

Il est fondamental de comprendre que ces résultats ne sont fondés ni sur des statistiques, ni sur des cas présents dans la jurisprudence qui auraient des caractéristiques similaires au dossier présenté.

Ainsi, sur notre base de 6000 décisions, on ne trouve que 5 dossiers provenant du Tribunal de grande instance de Paris examinés aussi à la cour d’appel de Paris pour une victime blessée dans un accident de la circulation, du même sexe, ayant entre 45 et 50 ans à la consolidation, ayant les mêmes séquelles et des activités ante- et post-séquelles du même type. Si on n’impose plus les juridictions et que l’on examine les dossiers provenant des 154 Tribunaux de grande instance et 21 cours d’appel de notre base, on trouve moins d’une trentaine d’arrêts, ce qui est encore trop peu pour pouvoir calculer des statistiques robustes.

Il est cependant intéressant d’étudier des décisions de justice présentant des caractéristiques proches de celles entrées dans le modèle. Nous avons ici privilégié l’âge de la victime et le taux de DFP dont on sait qu’ils influencent fortement le montant du point de DFP.

Ainsi, dans la décision n°16/17014  du 12 septembre 2017[20], la cour d’appel de Paris a décidé d’attribuer un montant du point de 3240 euros pour une victime blessée à l’âge de 48 ans, avec un taux de DFP de 47%. En revanche dans la décision de la cour d’appel de Lyon n°16/06377 du 20 mars 2018[21], les juges ont attribué à une victime, blessée à l’âge de 47 ans avec un taux de DFP de 40%, 1800 euros. Enfin pour la décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence  n° 14/24049 du 21 juillet 2016[22],  les juges ont attribué à une victime, blessée à l’âge de 50 ans avec un taux de DFP de 50%, 2590 euros. Ces résultats appellent les remarques suivantes : tout d’abord, avec une caractérisation aussi pauvre que l’âge et le taux de DFP, on trouve dans la jurisprudence des montants alloués variant entre 1800 et 3240 euros, soit presque du simple au double. On retrouve le fait que, pour faire des comparaisons précises, il faut tenir compte d’un grand nombre de critères, mais qu’alors on ne trouve pas en général de dossier similaire. Deuxièmement, les montants accordés à Paris et Aix-en-Provence sont parfaitement compatibles avec les résultats du modèle, puisqu’ils correspondent à des situations qui sont anticipées par celui-ci dans respectivement 20 et 11 pour cent des issues possibles. L’indemnisation allouée à Lyon est en revanche en deçà du minimum prévu par la machine. Ce résultat s’explique par le fait qu’en l’espèce les séquelles de la victime sont moins lourdes dans le cas soumis à la cour d’appel de Lyon, ce qui s’exprime entre autres par un taux de déficit fonctionnel moins important que pour les autres espèces. On retrouve encore une fois les limites d’une approche statistique : pour être sûr de trouver des dossiers comparables, il faut considérer de nombreux critères, mais alors on ne trouve en général pas ou peu de décisions.

Concernant maintenant le poste de préjudice de la tierce personne, nous informons la machine du fait que le nombre d'heures actives hebdomadaires fixé par l'expert était de 6.

Le modèle nous indique alors que 34 % des magistrats choisiraient d’attribuer un taux horaire de 21 euros pour l’assistance tierce personne de la victime alors que 32% donneraient 22 euros, 10 %, 19 euros… En outre l’outil montre entre-autres qu’il y a 60 % de probabilité que le montant ne dépasse pas 21 euros.

Comme ci-dessus, il est impossible de calculer des statistiques fiables car trop peu de dossiers correspondent dans notre base, mais on peut de nouveau consulter des décisions présentant des caractéristiques proches : nous avons privilégié ici l’âge de la victime, le taux de déficit fonctionnel permanent et enfin le nombre d’heures d’assistance tierce personne décidé par l’expert médical.

Ainsi, dans la décision n°17/00325 du 6 décembre 2017[23], la cour d’appel de Rouen a décidé d’attribuer à la victime un taux horaire de 21 euros pour l’assistance tierce personne. En revanche dans la décision de la cour d’appel de Lyon n°14/03037 du 12 janvier 2016[24] les juges ont attribué 18 euros de taux horaire. Enfin pour la décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence n° 14/23414 du 26 octobre 2017[25],  les juges ont attribué à une victime blessée un taux horaire de 21 euros. Les résultats sont encore cohérents avec ceux donnés par la modélisation, l’avantage de cette dernière étant bien sûr qu’elle permet de quantifier précisément la probabilité que tel ou tel montant soit accordé plutôt que de s’en remettre à un petit nombre de décisions sur des cas partiellement similaires.

C- Autres bénéfices de la modélisation

La modélisation ci-dessus ouvre de nombreuses perspectives inédites, comme par exemple la possibilité d’analyser finement la manière dont l’éventail des décisions possibles varie quand on modifie un seul critère dans un dossier. On peut ainsi exposer diverses disparités, par exemple géographiques, et essayer de comprendre si elles sont légitimes ou au contraire devraient être corrigées. Ainsi, loin de perpétuer des biais, une critique souvent faite à l’encontre des systèmes fondés sur l’intelligence artificielle, cette approche permet au contraire de les mettre en évidence et d’agir pour les effacer le cas échéant. Autrement dit, si l’utilisation de modèles mathématiques peut avoir en droit comme dans d’autres domaines un effet performatif[26], il est important de remarquer que celui-ci peut tout autant être divergent (c’est-à-dire induire des pratiques qui s’éloignent de ce que le modèle donne à voir) que convergent (cas où le modèle incite les praticiens à se conformer à ses résultats).

Nous allons ici nous concentrer sur un phénomène que nous baptisons « sourire d’indemnisation », en référence à la forme de la courbe noire ci-dessous :

Pour rendre les choses concrètes, considérons un exemple : on entend parfois que, dans les dossiers de préjudice corporel, l’assureur a intérêt à faire une proposition « raisonnable » s’il veut limiter le montant d’indemnisation qui sera effectivement décidé par le juge. Autrement dit, faire une offre trop basse peut l’exposer à devoir payer plus que s’il avait choisi de se montrer plus généreux.

La modélisation, qui, rappelons le, dans ce domaine, est assez fine puisqu’elle se fonde sur une centaine de critères, permet de tester la validité de cette hypothèse. Les graphes ci-dessus décrivent les montants virtuels alloués au titre du déficit fonctionnel permanent dans un dossier de dommage corporel. Les courbes sont obtenues de la façon suivante : on a repris les éléments d’un dossier effectivement soumis à la cour d’appel de Paris, sur lequel on a interrogé la machine en faisant varier un seul critère, à savoir le montant d’indemnisation proposé par l’assureur. Celui-ci peut en principe varier entre zéro et le montant demandé par la victime, ici 17 500 euros. Comme expliqué plus haut, l’intelligence artificielle va produire, pour chaque simulation, l’éventail des décisions qui seraient prises par la cour. Le graphe noir représente l’évolution du montant le plus probable en fonction du montant proposé par l’assureur. Par exemple, le premier point de la courbe, à gauche, nous informe du fait que, si l’assureur ne compte pas indemniser la victime au titre de ce poste de préjudice (valeur 0 sur l’axe horizontal), le montant le plus probable décidé par la cour sera d’environ 15 000 euros (valeur sur l’axe vertical). Quand, à l’opposé (le point noir le plus à droite de la courbe), l’assureur propose un montant de 17 500 euros, qui coïncide avec la demande de la victime, la cour accorde évidemment ce même montant. Comme on le voit, le graphe noir prend peu ou prou la forme d’un sourire, ce qui signifie qu’il y a bien une proposition « optimale » (figurée par le symbole jaune sur le graphe) qui minimise le montant le plus probable que l’assureur devra payer, ici à peu près 12 500 euros s’il propose un peu moins de 7 500 euros (valeurs respectivement sur les axes verticaux et horizontaux).

Il est tout aussi important de remarquer que le sourire n'apparaît pas si l’on considère les décisions les plus et les moins « sévères » : la courbe bleue représente le montant maximal que l’assureur devra payer selon les 10 % de magistrats accordant l’indemnité la plus faible, et la rouge le montant maximal que l’assureur devra payer selon les 10 % de magistrats accordant l’indemnité la plus forte. Dans les deux cas, les montants croissent régulièrement, ce qui invalide l’hypothèse d’un effet sourire.

Ainsi, la réponse à la question « est-ce que l’assureur a intérêt à se montrer généreux pour minimiser le montant qu’il devra payer pour indemniser la victime » est : « cela dépend ». C’est oui si l’on se fonde sur le montant le plus probable, et non si l’on considère les valeurs extrêmes.

L’explication de ce phénomène dépasse le cadre de cet article et mériterait certainement des investigations plus poussées. On se contentera ici de noter que, lorsque l’on interroge les magistrats à ce sujet, on obtient trois catégories de réponses : une partie ne se reconnaît pas dans le sourire d’indemnisation et semble peu sensible dans sa prise de décision à la proposition de l’assureur. Une seconde admet qu’un certain agacement devant une mauvaise foi évidente peut conduire à un tel effet. Enfin, la troisième explique qu’au moment de prendre la décision, compte est tenu des positions des deux parties, qui servent de points de référence approximatifs. Si l’une de ces positions est manifestement déraisonnable, la référence disparaît et il est naturel que la décision s’en ressente.

Il est intéressant de remarquer que ces trois réactions sont parfaitement compatibles avec les courbes présentées ci-dessus : on peut imaginer que les magistrats de la première catégorie font partie de ceux qui décident de montants « extrêmes », alors que les autres se prononcent pour des indemnisations plus fréquemment observées.


[1] Stephanie PORCHY-SIMON, Olivier GOUT, Philippe SOUSTELLE, Emeline AUGIER, Adrien BASCOULERGUE, et al.. Étude comparative des indemnisations des dommages corporels devant les juridictions judiciaires et administratives en matière d’accidents médicaux. [Rapport de recherche] 213-06-11-21, Mission de recherche Droit et Justice. 2016, pp.324. halshs-01360837, p. 170.

[2] Ibid.

[3] Benoît MORNET, L’indemnisation des préjudices en cas de blessures ou de décès, Septembre 2018, consultable en ligne :

[http://www.ajdommagecorporel.fr/sites/www.ajdommagecorporel.fr/files/fichier_cv/RPC-BM-septembre%202018.pdf], (2019-06-08).

[4] Rapport sur l'indemnisation du dommage corporel, sous la direction du professeur LAMBERT- FAIVRE, octobre 2003, p. 9. Ce rapport fait suite à la demande de M. Perben, garde des sceaux en 2003, de constituer un groupe de réflexion. L'objectif de cette réflexion était d'une part, de constituer une nomenclature des différents postes de préjudice et d'autre part d'harmoniser des indemnisations.

[5] Ibid.

[6] Yvonne LAMBERT-FAIVRE, « L'indemnisation du dommage corporel : problèmes juridiques et économiques », D. 2004, p. 161.

[7] Benoît MORNET, « L'unification des outils de chiffrage des indemnités : les tables de capitalisation, les référentiels, la barémisation », Gaz. Pal. 2011, n°358, p. 37.

[8] Article 1271 du projet de réforme de la responsabilité civile, Mars 2017, consultable en ligne [http://www.justice.gouv.fr/publication/Projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf] , (2019-06-09).

[9] Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

[10] Antoine GARAPON, « Les enjeux de la justice prédictive », JCP 2017, n° 1-2, p. 31 ; Thomas CASSUTO, « La justice à l'épreuve de sa prédictibilité », AJ pénal2017. 334 ; Scarlett-May FERRIE, « Les algorithmes à l'épreuve du droit au procès équitable », Procédures 2018, Étude 4 ; Bruno DONDERO, « Justice prédictive : la fin de l'aléa judiciaire ? », D.2017, p. 532 ; Bernard LAMON, « La profession d'avocat et la justice prédictive : un bel outil pour le développement du droit », D. 2017, p. 808.

[11] CA Paris, 18 déc. 2018, n°17-2221.

[12] CA Douai, 21 janv. 2019, n°18-06657.

[13] Article L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire, créé par la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016. Modifié ultérieurement par la loi n°2019-222 du 23 mars 2019.

[14] Article 1440 du Code de procédure civile, créé par le décret 81-500 1981-05-12 art. 5 JORF 14 mai 1981 rectificatif JORF 21 mai 1981 en vigueur le 1er janvier 1982.

[15] Version en vigueur jusqu’au 23 mars 2019.

[16] Rapport dit CADIET, L’open data des décisions de justice – Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice, novembre 2017, consultable en ligne sur le site du ministère de la justice, [http://www.justice.gouv.fr/publication/open_data_rapport.pdf], (27/05/2019).

[17] Ibid., p. 26

[18] Vincent VIGNEAU, « Le passé ne manque pas d’avenir », D. 2018, p. 1095.

[19] Le terme de « justice prédictive » nous paraît malheureux, et nous lui préférons celui de justice quantitative. Celle-ci peut jouer un rôle dans la sécurité juridique en permettant une compréhension plus grande de la méthodologie appliquée en matière d’évaluation du préjudice corporel.

[20] CA Paris, 12 sept. 2017, n°16/17014.

[21] CA Lyon, 20 mars 2018, n°16/06377.

[22] CA Aix-en-Provence, 21 juil. 2016, n°14/24049.

[23] CA Rouen, 6 décl. 2017, n°17/00325.

[24] CA Lyon, 12 janv. 2016, n°14/03037.

[25] CA Aix-en-Provence, 26 oct. 2017, n°14/23414.

[26] Le concept de performativité décrit, dans notre cas, le fait qu’un modèle mathématique peut dans certaines situations ne pas seulement décrire une réalité, mais la modifier. Autrement dit, le modèle interagit avec le système qu’il est censé représenter pour le transformer.