Auteurs : Galahad Delmas, Doctorant et Jacques Lévy Véhel, Docteur en mathématique, Case Law Analytics.

De tels modèles sont probabilistes, ce qui signifie qu’ils sont capables de rendre compte de l’ensemble des issues possibles d’une procédure, reflétant ainsi l’aléa inhérent à toute action contentieuse. Disposer d’un modèle permet de procéder à des « expériences numériques » et ainsi de répondre à diverses questions sur la façon dont les éléments d’un dossier sont pris en considération par les juges pour rendre leurs décisions. Dans cet article, nous exposons les résultats d’une telle démarche dans le cas de la fixation d’une prestation compensatoire.

Ce travail a pour ambition de montrer comment la modélisation mathématique du processus de décision judiciaire peut éclairer certains aspects de la pratique des cours d’appel, en mettant en évidence divers effets, effets qui souvent intuitivement connus des praticiens mais généralement difficiles à quantifier précisément.

Une telle modélisation peut être mise en œuvre dans tout domaine du droit pour lequel une jurisprudence suffisamment fournie est accessible (quelques centaines de jugements ou d’arrêts), et pour lequel il existe une incertitude substantielle sur l’issue d’une procédure. Cette approche permet alors notamment aux parties de connaître l’éventail des décisions qui pourraient être prises avant d’engager toute action.

L’utilisation de modèles mathématiques est répandue dans de nombreux domaines : en médecine, par exemple, les modèles sont des outils cruciaux pour comprendre la propagation d’une épidémie. Une telle approche semble en revanche nouvelle en droit, et il ne paraît pas inutile de rappeler brièvement ici ce qu’on entend par « modèle mathématique ». De façon simplifiée, il s’agit de décrire un (ensemble de) phénomène(s) en représentant de façon abstraite les variables qui le caractérisent et surtout les relations qui unissent ces variables. Cette abstraction emploie un formalisme mathématique et ne cherche généralement à rendre compte que d’une partie de la réalité du phénomène. En ce sens, on peut dire, selon la célèbre formule, que tout modèle est faux. Néanmoins, cette approche permet, en cas de succès, d’analyser, de reproduire et d’expliquer certains comportements de systèmes complexes dans des situations difficiles à observer et de faire des prédictions.

Une définition aussi générale ne permet probablement au lecteur de se faire une idée concrète de ce que nous entendons par « modélisation du processus de décision judiciaire » : nous expliquerons plus en détail ci-dessous sur l’exemple précis de la fixation de la prestation compensatoire comment cette modélisation peut s’opérer en droit.

Notre démarche s’inscrit dans une longue tradition d’application des mathématiques à la science juridique, guidée par la maxime de Diderot : « L’observation recueille les faits ; la réflexion les combine, l’expérience vérifie les résultats de la combinaison.[1]». Parmi les exemples les plus célèbres figurent les travaux de Condorcet et Laplace sur la question de l’erreur de jugement, abordé sous l’angle des probabilités et construisant plusieurs méthodes visant à en réduire le risque[2]. Réciproquement, et sans avoir à remonter à la notion d’égalité «parfaite» sur laquelle reposait l’application de la loi du talion, la pratique judiciaire contemporaine s’appuie quasi-quotidiennement sur des outils mathématiques[3], notamment en matière patrimoniale ou de liquidation de préjudice.

L’office du juge s’appuie régulièrement sur la science, en particulier dans une visée probatoire. De la médecine légale au recours aux tests ADN[4], l’expertise scientifique est un outil commun du droit processuel, utilisé pour infirmer ou confirmer des prétentions, clarifier une situation de doute ou encore établir une vérité qui ne ressort pas à première vue des éléments matériels qui sont joints au débat. C’est d’ailleurs également du fait de la valeur probatoire qui lui a été accordée que l’écrit électronique est entré dans le code civil[5].

Plus en rapport avec notre sujet, la dématérialisation de l’activité judiciaire a pour conséquence de générer un nombre important de données qui font d’ores et déjà l’objet d’une exploitation statistique. Cette exploitation s’intéresse typiquement à l’activité de la justice in abstracto; elle ne rentre pas dans le détail des raisonnements tenus au sein des décisions et ne permet pas de refléter ou d’étudier la pratique judiciaire in concreto.

A l’inverse, l’étude et l’analyse de la pratique judiciaire ont mis en place des expériences, relativement limitées, qui ont permis d’identifier certains comportements ainsi que certains biais affectant la prise de décision judiciaire dans plusieurs domaines[6]. Certaines études ont par exemple fait apparaître des effets indésirables voire totalement contre-productifs de principes procéduraux pourtant bien acquis[7].

Il existe ainsi d’une part des outils permettant une étude globale et chiffrée de l’activité jurisprudentielle mais se limitant à une approche in abstracto, et d’autre part des méthodes permettant une analyse in concreto de l’activité judiciaire restant cependant circonscrites dans leur portée. L’analyse de la pratique judiciaire semble donc devoir être limitée, soit quant à sa précision, soit quant à sa portée.

La modélisation mathématique permet de dépasser cette dichotomie, en s’appuyant, entre autres, sur la multiplication des données représentatives de la pratique jurisprudentielle engendrée par la dématérialisation de l’activité judiciaire. Plus précisément, pour tenir compte de l’aléa inhérent à la matière judiciaire, une modélisation probabiliste permet de simuler l’ensemble des issues possibles d’un dossier donné, ainsi que les chances de réalisation de chaque issue au regard des éléments constitutifs du dossier. Pour ce faire, la modélisation tente de reproduire le processus de décision du juge lorsqu’il statue sur un cas donné, y compris ses éventuels biais qui ressortiraient de l’analyse de la pratique juridictionnelle. La modélisation peut ainsi constituer en quelque sorte un outil d’introspection pour le juge. Elle pourra alors l’aider à identifier ses propres pratiques, conscientes ou non, à les analyser et éventuellement à les corriger ou les valider en toute connaissance de cause.

Alors que jusqu’à présent la technologie était appréhendée par le droit positif et par la pratique judiciaire de manière relativement formelle, dans un cadre procédural ou purement probatoire, il semble que le recours à la modélisation mathématique pourrait un jour permettre au juge, non sans emprunter quelques idées au réalisme juridique, d’utiliser la technologie pour observer sa propre pratique, ce qui ne manquera probablement pas de modifier la manière dont il envisage son office[8].

Ce programme, fondé sur la modélisation du processus de décision judiciaire (I), permet d’identifier des comportements qui ressortent de la reproduction du processus décisionnel et seront ici illustrés sur la question de la prestation compensatoire (II).

La modélisation mathématique présentée ici n’est qu’une ébauche  de ce qu’il est possible de réaliser ; l’exploitation plus fine des données jurisprudentielles, associée aux progrès de l’analyse probabiliste et à une intégration plus profonde entre ces deux composantes, permettra dans le futur, nous l’espérons, une bien meilleure compréhension du processus de décision judiciaire.

I) La modélisation du processus de décision judiciaire

Des présentations du principe général de la modélisation probabiliste ont été détaillées ailleurs[9]. Nous nous contenterons de décrire ici le processus dans le cas spécifique de la fixation de la prestation compensatoire (PC)[10].

Celui-ci s’articule en trois étapes, mêlant expertises juridique et mathématique.

Il s’agit dans un premier temps d’identifier tous les critères sur lesquels se fondent les magistrats pour décider du versement d’une PC et de son montant. L’article 271 du code civil indique qu’il doit être pris en considération notamment « la durée du mariage, l'âge et l'état de santé des époux, leur qualification et leur situation professionnelles, les conséquences des choix professionnels faits par l'un des époux pendant la vie commune pour l'éducation des enfants et du temps qu'il faudra encore y consacrer ou pour favoriser la carrière de son conjoint au détriment de la sienne,  le patrimoine estimé ou prévisible des époux, tant en capital qu'en revenu, après la liquidation du régime matrimonial, leurs droits existants et prévisibles, leur situation respective en matière de pensions de retraite en ayant estimé, autant qu'il est possible, la diminution des droits à retraite qui aura pu être causée, pour l'époux créancier de la prestation compensatoire ». Cette liste n’étant pas exhaustive, il convient de la compléter en tenant compte des pratiques des magistrats. Dans le modèle pour les PC, une trentaine de critères en tout sont considérés.

Dans un deuxième temps, la quasi-exhaustivité des arrêts d’appel récents concernant une PC est analysée à la lumière de ces critères : pour chaque arrêt, les diverses valeurs sont enregistrées, ainsi que la décision prise. Pour ce qui est de l’étude présentée ici, environ 7 500 arrêts, couvrant la période de septembre 2007 à septembre 2019 et rendus par trente cours d’appel, ont été traités.

La modélisation proprement dite fait l’objet de la troisième étape : les « variables mathématiques » ayant été identifiées et des données étant disponibles, on peut tenter d’élucider comment ces variables peuvent être combinées pour reproduire la manière dont les décisions sont prises. Dans un cadre probabiliste, des procédures mathématiques sont mises au point qui, quand on les nourrit avec les éléments caractérisant un dossier, fournissent une « distribution de décisions virtuelles ». Cette distribution permet de tenir compte de l’aspect aléatoire du processus de décision : ainsi, pour un dossier présenté au modèle, celui-ci ne « prédira » pas quelle sera l’issue, mais présentera l’éventail de toutes les décisions qui pourraient être prises par une juridiction donnée.

II) La modélisation au service de l’analyse : prestation compensatoire, effet plateau, place du patrimoine commun et effet d’inversion

Livrons-nous tout d’abord à une analyse statistique très simple de notre base. Dans le cadre de cette étude, nous nous intéressons principalement aux montants attribués ; nous commençons en conséquence par extraire des 7 500 décisions les 5 700 dans lesquelles une prestation compensatoire est accordée. Nous calculons ensuite la valeur médiane[11] des montants de ces prestations compensatoires pour chaque durée de mariage entre 3 et 55 ans. L’évolution de ces médianes en fonction de la durée est visible sur la figure ci-dessous (graph.1). On remarque que le montant croît plus ou moins régulièrement pour les durées entre 3 et environ 25 ans, puis stagne jusqu’à 39 ans, avant d’augmenter de nouveau jusqu’à 45 ans puis finalement de chuter notablement entre 45 et 55 ans de mariage.

Graphique 1 :

Cette analyse est assez grossière, car elle ne tient compte d’aucun autre facteur que la durée du mariage, comme par exemple les revenus ou les patrimoines des époux. Il est cependant malaisé de la raffiner significativement, car si l’on souhaite par exemple fixer des plages de valeurs pour les revenus, on ne dispose plus d’assez de dossiers pour calculer des médianes robustes. Par exemple, si on désire ne considérer que des revenus entre 10 000 et 20 000 € pour le créancier et entre 30 000 et 40 000 € pour le débiteur, il n’y a qu’environ 500 dossiers dans toute la base : pour presque toutes les durées de mariage entre 3 et 55 ans, nous ne disposerons alors que de moins de 20 dossiers, ce qui n’est pas suffisant pour obtenir des médianes représentatives.

L’intérêt d’un modèle mathématique est justement de pouvoir raffiner l’analyse statistique en palliant le manque de données par une compréhension des mécanismes de décisions. Notre objectif est alors de mettre à contribution notre modèle pour vérifier si l’évolution décrite ci-dessus des montants médians de prestations se vérifie quand on considère des situations plus précises. Nous sommes particulièrement intéressés par le fait de savoir si l’effet de plateau observé statistiquement sur toute la base entre 25 et 39 ans de mariage, et l’effet d’inversion observé à partir de 45 ans subsistent quand on renseigne par exemple les revenus et les patrimoines. Il sera également question de l’impact de la présence d’un patrimoine commun sur l’attribution et la fixation de la prestation compensatoire.

Pour vérifier le comportement du modèle, nous commençons par l’évaluer avec des paramètres correspondants à un dossier « typique » dans notre base. Plus précisément, nous fixons les divers éléments à des valeurs égales ou proches des médianes observées en ce qui concerne les montants, et aux occurrences les plus souvent relevées pour les autres paramètres. Nous aboutissons ainsi au dossier fictif suivant :

cour d’appel : Paris,

ville du TJ : Paris,

pas de devoir de secours,

pas de faute commise par le créancier,

créancier et débiteur en bonne santé,

sacrifices faibles consentis par le créancier,

revenus annuels du créancier : 13 000 €,

revenus annuels du débiteur : 30 500 €,

droits à la retraite du créancier : néant,

droits à la retraite du débiteur : néant,

valeur de la communauté : 0,

part indivision créancier : 0,

part indivision débiteur : 0,

patrimoine créancier : 0,

patrimoine débiteur : 0,

part chiffrée revenant à la liquidation au créancier : 0,

part chiffrée revenant à la liquidation au débiteur : 0.

Nous faisons ensuite varier comme ci-dessus la durée du mariage de 3 à 55 ans par pas d’un an, en ajustant l’âge des époux de telle sorte que celui du créancier varie de 28 à 80 ans et celui du débiteur de 30 à 82 ans. L’évolution des valeurs médianes estimées par le modèle est représentée en bleu sur la courbe ci-dessus, sur laquelle nous avons repris pour comparaison les résultats statistiques (graph.2). Remarquablement, les deux courbes sont d’allure similaire, autant pour ce qui est des montants que des effets de plateau et d’inversion, ce qui semble indiquer que le modèle a correctement capté la logique générale de processus de décision.

Graphique 2 :

Nous sommes maintenant prêts pour des investigations plus fines en fixant des paramètres supplémentaires. Commençons par étudier le cas où la valeur de la communauté est de 500 000 €, avec une part chiffrée revenant à la liquidation à chacun des deux époux de 250 000 €, en laissant le reste des critères inchangés. La figure ci-dessous (graph.3), sur laquelle nous avons toujours représenté les résultats statistiques pour référence, fait apparaître un nouvel effet de plateau pour les petites durées de mariage en sus des effets précédents. Les montants sont, quant à eux, légèrement différents.

Graphique 3 :

Ces deux effets ne sont pas sans intérêt. En effet, le seul paramètre ayant été modifié par rapport à l’espèce précédente est l’ajout d’un patrimoine commun réparti à parts égales entre les parties à la liquidation. Or, s’il ressort de la lettre de l’article 271 du code civil que le juge doit prendre en compte «le patrimoine estimé ou prévisible des époux, tant en capital qu’en revenus, après liquidation du régime matrimonial». Il semble que la Cour de cassation considère au contraire que le patrimoine commun liquidé à parts égales ne doive pas être pris en compte «pour apprécier la disparité créée par la rupture du lien conjugal»[12], sauf circonstances particulières[13]. Si la doctrine a unanimement critiqué ce positionnement[14], une partie a proposé de l’interpréter comme opérant une distinction entre appréciation de la disparité pour l’attribution de la prestation compensatoire et pour la fixation de son montant[15]. Nous choisirons donc d’étudier de manière indépendante l’impact de la présence d’un patrimoine commun sur l’appréciation de la disparité dans le cadre de l’attribution et de la fixation de la prestation compensatoire.

Cette position prétorienne que souvent qualifiée de contra legem[16] semble cependant être éprouvée par la reproduction de la pratique judiciaire via la modélisation présentée précédemment.

Nous observons ainsi que l’ajout d’un patrimoine commun entraîne l’apparition d’un effet de plateau pour les mariages d’une durée inférieure à 6 ans. L’existence de ce plateau peut signifier que pour les courtes unions, la valeur de la durée du mariage semble ne pas avoir d’impact significatif sur le montant attribué. En effet, pour des durées allant de 1 an à 6 ans nous n’observons aucune augmentation ou diminution significative de la prestation compensatoire.

Les sommes attribuées dans les bornes de ce plateau sont relativement faibles (inférieures à 2000 €), alors que celles attribuées dans le témoin sans patrimoine commun peuvent atteindre des montants sensiblement supérieurs (aux alentours de 3 000 € / 4 000 €) pour des durées de mariage similaires. Le comportement décisionnel de la juridiction semble donc sensible à l’ajout d’un patrimoine commun. Il ne faut en revanche pas oublier que le montant de ce patrimoine est fixe et s’élève à 500.000 €.

Cette sensibilité est d’autant plus visible lorsque l’on superpose les deux courbes (graph.2 et graph.3) dans un même graphique (graph.4). On observe ainsi que même si les deux représentations évoluent de manière relativement semblables, elles ne se superposent pas. Or, si les juges du fond ne devaient pas tenir compte de la part de communauté revenant au créancier de la prestation lorsque la liquidation du régime matrimonial des époux est égalitaire, sauf circonstances particulières, les deux courbes devraient presque n’en former qu’une. De légères divergences pourraient résulter de la prise en compte des circonstances particulières mais la généralisation de ce différentiel, qu’il soit positif ou négatif, laisse à penser que la pratique jurisprudentielle est tout de même influencée par la présence ou non d’un patrimoine commun.

Il semble donc que les décisions tenant aux montants de prestation compensatoire, en étant sensibles à la présence d’un patrimoine commun, ne l’excluent pas de leur appréciation de la situation financière des époux dont doit en principe ressortir la disparité qui justifie l’attribution d’une prestation compensatoire.

Graphique 4 :

A la reproduction de l’expérience appliquée cette fois au principe d’attribution de la prestation compensatoire (graph.5), nous constatons que les courbes, bien que similaires, ne sont pas totalement identiques. La courbe représentant le dossier sans patrimoine commun (en noir) reproduit les mêmes comportements que celle représentant le dossier avec patrimoine commun (en bleu), à la différence près que nous constatons qu’en dessous de 5 années de mariage, le pourcentage de chance d’obtenir une prestation compensatoire va presque doubler lorsque les époux disposent d’un patrimoine commun leur revenant à parts égales, passant ainsi de 30% à près de 60%.

Graphique 5 :

Il semble donc, à la vue des résultats de cette étude, que la présence d’un patrimoine commun a un effet non seulement sur la fixation de la prestation compensatoire, mais également sur son attribution, contrairement à ce que laissait penser la position de la Cour de cassation.

Cette position pourrait cependant être envisagée différemment grâce à une nouvelle lecture centrée sur l’interprétation des «circonstances particulières» qui permettent de justifier la prise en compte du patrimoine commun. En effet, en considérant que les articles 270 et 271 du code civil semblent induire une appréciation in concreto de la disparité et de la situation des époux, la singularité de nombreuses situations pourrait justifier la récurrence de la prise en compte de l’existence d’un patrimoine commun. Ce raisonnement conduirait, in fine, à rendre plus ou moins particulières l'ensemble des circonstances des dossiers présentés. Ainsi aurait-il pu être possible d’interpréter la position de la Cour de cassation comme une incitation pour les juges du fond à apprécier de manière précise et éclairée la disparité à la lumière des patrimoines des époux. Certaines décisions ont d’ailleurs pu laisser planer un relatif doute en ce sens[17], notamment en cassant pour manque de base légale l’absence de recherche d’un éventuel partage de la communauté à parts égales. En effet, comme le souligne Géraldine Goffaux[18], « il n’est plus reproché aux juges du fond d'avoir commis une erreur de droit, mais d’avoir insuffisamment motivé leur décision ». L’auteure qui choisira par la suite d’écarter cette interprétation sera confirmée dans sa lecture par un retour de la Cour de cassation à une appréciation stricte des situations particulières[19], renforçant la force du principe de non prise en compte du patrimoine commun liquidé à parts égales dans l’appréciation de la disparité.

Cette analyse globale permet donc de tempérer le principe jurisprudentiel précédemment évoqué. En effet, malgré un positionnement relativement strict de la Cour de cassation en sens contraire, l’analyse de la pratique démontre bien un impact de l’existence d’un patrimoine commun lorsqu’il s’agit de statuer tant sur l’attribution que sur la fixation de la prestation compensatoire. Les juges du fond semblent ainsi se rapprocher de la lettre des articles 270 et 271 du code civil en opérant une appréciation in concreto de la situation patrimoniale des époux.

Ce constat rassurera une partie de la doctrine en ce qu’il démontre que la pratique jurisprudentielle n’écarte le patrimoine commun de son analyse de la disparité et de la situation des époux ni pour l’attribution ni pour la fixation de la prestation compensatoire. Cela permet également d’envisager les notions de disparité et de patrimoine de manière uniforme, que l’on s’intéresse à l’attribution ou à la fixation de la prestation compensatoire.

Intéressons-nous désormais à l’effet d’inversion évoqué précédemment. Augmentons cette fois les revenus du créancier à 30 000 € et ceux du débiteur à 50 000 €. Comme on le voit, la courbe garde une allure très similaire, la seule différence notable étant l’accroissement logique des montants médians accordés.

Graphique 6 :

Les simulations précédentes sont assez frustes, dans la mesure où, en particulier, elles ne tiennent pas compte de deux éléments importants : l’évolution usuelle des revenus avec l’âge, et leur modification à la retraite. Nous faisons une nouvelle simulation sous l’hypothèse d’une augmentation de 0,7% des revenus jusqu’à 65 ans pour chacun des époux, et un montant de retraite calculé suivant la règle de la moitié des 25 meilleures années. Quoique toujours assez grossière, cette procédure permet de se rapprocher d’une évolution plus réaliste.

Graphique 7 :

Comme on le voit, plusieurs modifications majeures se produisent : le premier plateau est très atténué, le second disparaît, et surtout, la durée de mariage à laquelle se produit l’inversion est sensiblement plus basse (32 ans au lieu de 45 ans) avec en outre un effet beaucoup plus marqué (65% de réduction du montant pour 55 ans de mariage par rapport au montant maximum contre 50%). Ces caractéristiques semblent plus proches aussi bien des retours des magistrats que nous avons pu consulter à ce sujet que du ressenti des avocats que nous avons interrogés, même si une étude plus précise mériterait certainement d’être conduite pour confirmation.

Nous noterons également que l’inversion se produit pour une durée de mariage de 32 ans, donc pour des époux âgés environ de 60 et 62 ans, soit très proche de l'âge de départ à la retraite. Ce constat nous amène à nous interroger sur la manière dont le départ à la retraite influe sur la fixation de la prestation compensatoire. En effet, si le juge doit prendre en considération la situation professionnelle des époux, leurs situations respectives en matière de pensions de retraite[20], et tenir compte de l’incidence des sacrifices consentis sur le montant de celles-ci[21] (donc opérer ici encore une appréciation in concreto de la situation économique des époux), il semble que les conséquences de cette appréciation diffèrent en fonction du moment où l’on se situe. Ces dispositions qui ont pour objectif de protéger au mieux le créancier de la prestation compensatoire et de lui assurer une prise en compte de sa situation la plus objective possible prennent tout leur sens lorsque celui-ci dispose d’une prévision de ses droits à la retraite. Nous observons alors une plus forte augmentation des montants entre 29 et 32 ans de mariage, soit dans les faits quelques années avant le départ à la retraite des époux, lorsque les droits sont connus et que les revenus futurs peuvent être prévus de manière relativement fiables. Les époux étant en théorie à l’apogée de leur carrière au cours de cette période, leurs revenus atteignent leur maximum. En revanche, une fois ce cap passé, les montant attribués connaissent une diminution sensible. Si l’idée de réduire un montant attribué en fonction de l'âge du bénéficiaire n’est pas étrangère à la pratique judiciaire[22], cet effet peut sembler relativement surprenant lorsqu’il est appliqué à l’espèce. Il reste néanmoins possible d'émettre quelques suppositions sur l’origine de cet effet.

En effet, l’article 271 du code civil dispose que «la prestation compensatoire est fixée selon les besoins de l’époux à qui elle est versée, et les ressources de l’autre». Ainsi, peut-on d’abord envisager qu’il s’agisse d’une répercussion de la baisse de revenus du débiteur de la prestation. En principe, en prenant sa retraite le débiteur de la prestation voit ses revenus diminuer. De plus, il est relativement peu probable que ceux-ci connaissent une augmentation similaire à celle connue pendant la vie active.

Nous pouvons également nous interroger sur le second paramètre pris en compte, «les besoins de l’époux à qui elle est versée». Il ressort de l’article 272 que les époux doivent fournir des informations non pas uniquement sur leurs revenus et leur situation patrimoniale, mais également sur leurs conditions de vie. Or, nous savons que les conditions de vie du créancier de la prestation compensatoire peuvent avoir un réel impact sur la fixation de celle-ci, notamment lorsqu’il partage sa vie avec un concubin[23]. Cette appréciation in concreto de la situation du créancier (qui fait par ailleurs écho aux développements précédents), couplée à la relative baisse de niveau de vie des personnes partant à la retraite pourrait alors avoir pour effet de faire diminuer les montants attribués, proportionnellement à la diminution des besoins du créancier de la prestation compensatoire.

Ces considérations peuvent éclairer en partie l’apparition d’une baisse des montants attribués après la retraite, mais elles n’expliquent pas pourquoi celle-ci perdure et s’accentue avec le temps. La raison pourrait tenir aux dispositions de l’article 271 du code civil. En effet, celui-ci offre au juge la possibilité de prendre en compte l'âge des époux lorsqu’il statue sur la fixation de la prestation compensatoire. Or, en appréciant les besoins de l’époux à qui la prestation compensatoire est versée à la lumière de son âge, le juge peut dans les faits être amené à s’interroger sur l’étendue temporelle de ses besoins. Plus la prestation sera versée à un âge avancé, moins les besoins seront importants car potentiellement moins étendus dans le temps. L’augmentation de l’âge du créancier, au moment de l’évaluation de ses besoins, aura donc pour conséquence de faire diminuer le montant de la prestation compensatoire qui lui sera attribuée.

On l’aura compris, un modèle mathématique permet de mettre en lumière divers effets et de les mesurer précisément, en réalisant des « expériences numériques » consistant à faire varier les paramètres d’intérêt selon diverses stratégies. Une partie importante du travail commence ensuite, qui consiste à expliquer les effets observés, et à s’interroger sur leur pertinence : en particulier, s’ils traduisent des biais dans la prise de décision, il peut être opportun de s’interroger sur la manière de les réduire. C’est au magistrat d’en décider, mais là encore la modélisation peut aider en permettant de tester diverses hypothèses.


[1]V. D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, 1754

[2]V. B. Hauchecorne, «Des mathématiques dans le prétoire», Tangente, n°161, Novembre-Décembre 2014

[3]V. Y. Duboys Fresney, «Vagues petites notions de mathématiques perdues dans l’océan du droit», RTD Civ. 2014 p. 295

[4]V. art. 16-11 du code civil

[5]V. art. 1366 du code civil

[6]V. S. Danziger, J. Levav et L Avnaim-Pesso, «Extraneous factors in judicial decisions», PNAS, 26 avril 2011

[7]V. J. Goldszlagier, «L’effet d’ancrage ou l’apport de la psychologie cognitive à l’étude de la décision judiciaire», Les cahiers de la justice, 2015, p. 507

[8] V. B.Bernabe, «L’office du juge et la liturgie du juste», Cahiers Philosophiques 2016/4 n°147 p48

[9] Voir par exemple A. Gayte Papon de Lameigné, P. Legrand, & J. Lévy Véhel, « La modélisation de l’indemnisation du préjudice corporel », dans Le Big Data et le Droit. Dalloz, 2020, ou L. Belleil, J. Lévy Véhel (2020), « Sur la modélisation des décisions de justice », dans « L’algorithmisation de la Justice », J.P. Clavier (Coord.), Larcier, 2020.

[10] Cette modélisation est le fruit d’un travail commun avec M. Jérôme Dupré, magistrat.

[11]Pour rappel, la médiane est la valeur en-dessous de laquelle se situent 50 % des autres valeurs, et donc aussi au-dessus de laquelle se situent 50 % des autres valeurs. Le montant des prestations compensatoires étant limité vers le bas (par 0) et non vers le haut, la moyenne de celles-ci est souvent tirée vers le haut par les valeurs élevés, même si elles sont peu nombreuses, ce qui fait qu’elle est en général un indicateur moins fiable que la médiane. Par exemple, si on observe les montants de prestations suivants (ordonnés par ordre croissant) : 10 000, 20 000, 30 000, 40 000, 60 000, 80 000, 110 000, la médiane de ces sept valeurs est 40 000, alors que la moyenne est de 50 000.

[12]V. Civ. 1re, 1er juill. 2009, n° 08-18.486

[13]V. Civ. 1re, 26 juin 2019, n° 18-11.354

[14]V. A. Bénabent, «Plaidoyer pour quelques réformes du divorce», D. 1997, n° 225 ; G. Goffaux, «Liquidation de la communauté et fixation de la prestation compensatoire», Dr. famille, chron. 1, 2001 ; G. Serra, L.Williatte-Pillitteri, D., n° 1243, 2010 ; S. David, «Le juge n’a pas à tenir compte de la part de la communauté revenant au créancier de la prestation compensatoire», AJF, 2009, p. 400

[15]V. J. Hauser, P. Delmas Saint Hilaire, JCl. Divorce, fasc. 230, n° 28

[16]V. supra, n°14

[17] V. Civ. 2, 17 juin 1998, n°96-18.648 ; Civ. 1re, 30 novembre 2004, n° 03-18.158.

[18] V. supra, n° 14.

[19] V. supra, n° 13 ; v. Civ. 1re, 31 mars 2016, n° 15-18.065.

[20]V.  Loi du 30 juin 2000 modifiant l’art. 271 du code civil

[21]V. Civ.1re, 27 juin 2018, n° 17-21.919, inédit

[22]Nous penserons notamment à l’usage des barèmes de capitalisation de rentes viagères utilisés pour la liquidation de préjudices corporels

[23]V. J.Hauser, «Prestation compensatoire : les revenus du concubin de la créancière»,RTD Civ., 2006, p. 545